

Crise de la dette dans les pays du Sud : vers une nouvelle décennie perdue ?
Alors que le spectre de la dette refait surface dans de nombreux pays en développement, une question cruciale se pose : l’histoire est-elle en train de se répéter ? À l’image de la “décennie perdue” des années 1980 en Amérique latine, les pays du Sud s’enfoncent dans une spirale d’endettement, dans un contexte économique mondial de plus en plus contraint. Mais cette fois, le paysage est plus fragmenté, les créanciers plus dispersés, et les conséquences, potentiellement plus graves.
La pandémie de Covid-19 a marqué un tournant. Pour faire face à l’urgence sanitaire et sociale, de nombreux pays africains, asiatiques et latino-américains ont accru leur endettement à marche forcée. À cette dynamique s’est ajoutée une série de chocs exogènes : la guerre en Ukraine, l’envolée des prix de l’énergie, l’inflation mondiale et le resserrement monétaire orchestré par les banques centrales des pays développés.
Résultat : la charge de la dette devient insoutenable. En 2025, plus de 60 % des pays à faible revenu sont en situation de surendettement ou à haut risque, selon les dernières estimations de la Banque mondiale. Le service de la dette extérieure absorbe désormais une part croissante des budgets nationaux. Au Ghana, en Zambie ou au Sri Lanka, il dépasse même les dépenses publiques de santé et d’éducation réunies.
Et cette spirale s’auto-alimente. La hausse des taux d’intérêt mondiaux, notamment aux États-Unis, a renchéri le coût du remboursement, en particulier pour les dettes libellées en dollars. Le tout dans un contexte où les devises locales s’affaiblissent, creusant davantage les déficits.
Un système de créanciers morcelé, sans mécanisme de sortie clair
L’un des grands paradoxes de la crise actuelle, c’est qu’elle survient dans un système international où les créanciers sont plus nombreux, mais moins coordonnés qu’auparavant.
- Les créanciers multilatéraux, tels que le FMI ou la Banque mondiale, restent influents mais imposent souvent des conditions strictes aux aides qu’ils accordent.
- Les créanciers bilatéraux, comme la Chine ou les membres du Club de Paris, poursuivent des logiques parfois divergentes, rendant les négociations de restructuration longues et opaques.
- Les créanciers privés, notamment les fonds spéculatifs, détiennent une part importante de la dette — mais ne sont soumis à aucune obligation de restructuration.
Le cas de la Zambie, en défaut de paiement depuis 2020, illustre cette impasse : malgré l’implication du FMI, le pays a dû attendre plus de trois ans pour aboutir à un accord partiel, du fait des divergences entre Pékin et les créanciers privés occidentaux.
Un piège structurel : mauvaise gouvernance ou architecture injuste ?
Faut-il blâmer les États débiteurs ? Certains y voient la conséquence logique d’une mauvaise gestion budgétaire, de la corruption ou d’une dépendance excessive aux matières premières.
Mais d’autres soulignent que le système financier international lui-même est biaisé. Les règles du jeu, définies depuis Bretton Woods, donnent le pouvoir décisionnel aux pays du Nord. Le FMI, principal pompier de la crise, impose souvent des programmes d’ajustement structurel : coupes budgétaires, privatisations, libéralisation économique… des recettes qui ont montré leurs limites dès les années 1980.
Pour l’économiste Joseph Stiglitz, prix Nobel, « les règles de la mondialisation ont été écrites par les pays riches, pour les pays riches ». Le résultat : une dépendance chronique, où les États du Sud empruntent non pas pour se développer, mais pour rembourser des dettes antérieures.
Les réponses actuelles : des rustines sur une fracture
En 2020, le G20 lançait le Cadre commun pour le traitement de la dette, censé faciliter les restructurations. Mais ce mécanisme s’est avéré lent, inefficace, et inadapté à la complexité actuelle.
D’autres initiatives ont émergé : appels au moratoire mondial, propositions d’annulation partielle des dettes, plaidoyers pour un tribunal international de la dette porté par la société civile. Mais elles peinent à se concrétiser face aux réticences des créanciers.
Certains pays explorent des voies alternatives :
- L’Équateur a réalisé un audit citoyen de sa dette et renégocié une partie jugée illégitime.
- Des blocs régionaux comme les BRICS plaident pour une restructuration Sud-Sud et un financement hors dollar.
- D’autres étudient l’utilisation de monnaies numériques souveraines ou de plateformes décentralisées pour contourner le système actuel.
La crise de la dette actuelle n’est pas un simple accident conjoncturel. Elle révèle une faillite plus profonde du modèle de développement global, fondé sur une intégration financière inégalitaire, une dépendance commerciale structurelle et un pouvoir normatif asymétrique.
S’il n’y a pas une refonte courageuse des mécanismes de financement international — avec davantage de transparence, de justice et de solidarité —, la promesse d’un développement durable au Sud restera un mirage. Et cette décennie, pour des millions de personnes, risque bien d’être perdue, une fois encore.

